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Face aux guerres et aux crises, la démocratie se défend pacifiquement par l’inclusion

Claire Hodgson, fondatrice de Diverse City et championne de la disco, chante le tube de Sister Sledge "We Are Family" au Camp Bestival en Grande-Bretagne. Avalon All Rights Reserved.
Série Inclusion, Épisode 1:

Prolifération des autocrates, pandémie, fake news, guerre en Ukraine: face aux menaces, les démocraties doivent gagner en résilience, affirment d’une même voix politiciennes et politiciens. Activistes et spécialistes ajoutent que pour se renforcer, elles doivent miser sur l’équité. Ce qui signifie une participation pleine et entière de toutes les minorités aux processus politiques. swissinfo.ch consacre une série à cette fameuse inclusion.

«La guerre de la Russie en Ukraine est dirigée contre toutes les démocraties en Europe» et la «résilience est fondamentale pour la démocratie».

Ce sont là deux mantras répétés à l’envi durant la conférence sur la reconstruction de l’Ukraine organisée récemment à Lugano, dans le sud de la Suisse. On a pu les entendre dans les bouches de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et de Ruslan Stefanchuk et Irène Kälin, respectivement président et présidente des parlements ukrainien et suisse.

Dans ce contexte, il est une question fondamentale. Celle de savoir qui, au sein d’une démocratie, peut participer à la vie politique et qui est privé des droits en la matière.

La démocratie traverse sa plus grande crise depuis la Seconde Guerre mondiale et la période de la Guerre froide.

Sur le long terme d’abord, en raison de la tendance à la recrudescence de l’autoritarisme et des autocrates depuis une quinzaine d’années.

A court terme ensuite, du fait de la pandémie du coronavirus et depuis la guerre d’agression de la Russie à l’encontre de l’Ukraine.

La résilience apparaît comme le facteur clé dans le débat sur la gestion de cette crise à ressorts multiples. Les démocraties doivent renforcer «de l’intérieur» leurs capacités de résistance et leur robustesse afin de mieux faire face aux menaces.

Dans le cadre de notre série, nous mettons l’accent sur un principe de la démocratie encore peu apparu dans le débat sur la résilience: l’inclusion.

Nous présentons des personnes qui s’engagent pour la «deep inclusion», soit l’inclusion pleine et entière de toutes les minorités importantes. La parole est aussi donnée aux opposants, bien conscients d’avoir la majorité politique du pays derrière eux.

Une inclusion totale et entière – ou deep inclusion en anglais – est primordiale pour renforcer de l’intérieur le système immunitaire des démocraties. Autrement dit, pour les rendre résilientes. Le chercheur Marc Bühlmann, spécialiste de la question, n’y va pas par quatre chemins.

«Dans une démocratie, élargir l’électorat accroît le potentiel discursif des arguments présentés dans un débat». Ou, dit de manière plus simple, «en privant de droits politiques des groupes comme les femmes, les personnes issues de l’immigration, les jeunes de 16-17 ans ou les personnes porteuses de handicap, on se prive de perspectives alternatives. Du point de vue de la théorie de la démocratie, on se spolie de quelque chose».

La diversité, ressource démocratique par excellence

Ce «quelque chose» renvoie fondamentalement à la diversité. Elle personnifie en quelque sorte la loi non écrite de la démocratie, laquelle mise sciemment sur la diversité et la polyphonie de ses citoyennes et citoyens pour trouver avec eux les solutions qui conviennent au plus grand nombre.

Dans l’économie, la diversité est largement perçue comme une ressource. Pour réussir, les entreprises mettent à profit leurs équipes de collaboratrices et collaborateurs. Groupes d’âges, niveaux de formation, histoires de vie, sexes et identités, valeurs, langues, cultures: ces différences contribuent à l’optimisation des stratégies, des produits et de l’ambiance de travail comme à réduire risques et erreurs.

Le modèle du CEO qui décide du haut de sa tour d’ivoire est en voie de disparition. Illustration a contrario avec l’exemple du crash traumatique de la compagnie aérienne Swissair en 2001. Sa cause essentielle est à trouver dans la stratégie à haut risque de son dernier patron. Elle a consisté à multiplier les rachats de petites compagnies en difficulté. Le grounding, auquel ont contribué les attentats du 11 septembre 2001, n’aurait sans doute pas eu lieu si un management plus large et divers avait eu son mot à dire sur le développement de cette stratégie.

Un large éventail

Mais revenons à la politique. Le recours avisé à la diversité en tant que ressource renvoie au sens et à l’objectif démocratique même de ladite démocratie. Avec comme avantages principaux:

  • La participation politique comme instrument d’intégration
  • Un éventail plus large d’arguments
  • Un débat public vivant et animé
  • Des fondements décisionnels renforcés et des solutions plus solides
  • Une meilleure représentation des différents groupes de population
  • La pondération des différences plutôt que la polarisation, l’exclusion ou l’escalade
  • Une légitimité accrue des résultats à la sortie des urnes
  • Un meilleur soutien des décisions
  • Une confiance raffermie dans l’État et ses institutions politiques
  • Le renforcement de la cohésion sociale
  • La formation de l’identité politique du citoyen («political self»)
  • Davantage de stabilité

Et des arguments plus récents:

  • La diversité plutôt que l’homogénéité
  • La tolérance plutôt que l’exclusion et la discrimination
  • L’équité plutôt que les privilèges
  • Une résilience accrue pour résister aux crises et aux agressions

L’inclusion comme antithèse à la guerre

La guerre du président russe contre son voisin ukrainien découle sans doute largement de la disparition quasi totale du «potentiel discursif des arguments», tant au Kremlin que partout ailleurs en Russie. Les voix critiques – politiques, activistes, médias – ont été réduites au silence au moyen de poursuites, amendes, interdictions et détentions.

Vladimir Poutine est le type d’autocrate qui peut, sur une instruction, envoyer guerroyer des dizaines de milliers de personnes et faire trembler le reste du monde.

Si l’inclusion «profonde» se situe à un extrême de la démocratie, l’autre extrême est le totalitarisme, la dictature, la mort et la destruction.

En Suisse, une inclusion toute relative

Pour autant, le monde n’est ni noir ni blanc. Et l’inclusion, le «plus démocratique des principes démocratiques», a du mal à s’imposer dans nombre de démocraties, Suisse comprise, pourtant souvent présentée comme un modèle.

Celle-ci compte 8,6 millions de personnes résidantes. Mais plus de 25% d’entre elles, issues de l’immigrations, n’ont pas le passeport rouge à croix blanche. Et sont de ce fait privées des droits politiques de la démocratie suisse.

Parmi les personnes en âge de voter, soit les plus de 18 ans, pas moins de 37% ne disposent pas du passeport suisse et sont donc exclues sur le plan politique.

Les femmes écartées pendant quasi 125 ans

Les femmes suisses ont connu le même destin que les personnes immigrées après elles. Elles n’ont obtenu le droit de vote et d’éligibilité qu’en 1971. Pendant 123 ans, la démocratie suisse s’est limitée à un exercice strictement masculin. Une semi-démocratie, tout au plus. Dans le sens libéral de la démocratie reposant sur le droit de vote universel, la Suisse, fondée en 1848, n’est en réalité une démocratie à part entière que depuis une cinquantaine d’années.

Mais en sont exclues aujourd’hui encore les personnes porteuses d’incapacités et sous curatelle de portée générale ainsi que les jeunes de 16 et 17 ans.

Le droit du sang en exergue

«La citoyenneté suisse ne doit pas être gratuite, elle ne se gagne que moyennant un accomplissement. C’est la naturalisation», déclarait le conseiller national UDC (Union démocratique du centre / droite conservatrice) Thomas Burgherr en 2016 lors d’une conférence consacrée à la démocratie.

L’aphorisme «le droit de vote est réservé aux citoyens» correspond aujourd’hui encore en Suisse à l’opinion de la majorité. Au Parlement, la gauche dépose régulièrement des interventions visant à introduire le droit de vote pour les personnes issues de la migration – elles sont tout aussi régulièrement balayées par la majorité bourgeoise.

Dernier exemple en date, début juin, le Conseil national a rejeté deux initiatives parlementairesLien externe qui réclamaient des droits politiques au profit des personnes issues de la migration après cinq ans sur territoire suisse. Les Verts demandaient le droit de vote et d’éligibilité au niveau national, les socialistes à l’échelon communal.

Là derrière se cache cette conviction que la citoyenneté suisse doit venir récompenser une assimilation réussie.

Pas de liberté et de justice sans inclusion intégrale

Conseillère en diversité, Estefania Cuero appartient à une jeune génération de scientifiques et activistes qui associent l’inclusion aux valeurs démocratiques fondamentales comme la liberté, mais aussi à la justice. Doctorante à l’Université de Lucerne, elle s’intéresse tout particulièrement aux personnes issues de la migration et à celles porteuses de handicap. «Dans une démocratie comme la Suisse aussi, les personnes socialement défavorisées sont exclues. Privilèges et normes sont pour elles synonymes d’ostracisme», observe-t-elle.

Pour inclure de nouveaux groupes, les personnes profitant de privilèges doivent accepter de partager leurs ressources, selon Estefania Cuero.

Journaliste et auteur suisse, Roger de Weck fait lui aussi le lien entre inclusion en matière de participation politique et liberté: «A la liberté de défendre mes privilèges, nous devons opposer la liberté de toutes et tous».

Revers de la médaille: la représentation manque

Coprésidente d’Operation Libero, Sanija Ameti pointe le coût d’une inclusion bancale. «En Suisse, de nombreuses personnes ne font pas confiance en l’État, car elles et leur groupe ne sont représentés nulle part», explique celle qui, à neuf ans, a fui la Bosnie avec sa famille pour échapper à la guerre et se réfugier en Suisse.

«Paradoxe de la démocratie»

Il existe bien certains droits politiques pour les étrangers et étrangères établies en Suisse. Mais de manière très parcellaire. Seuls deux des 26 cantons et quelque 380 communes sur les 2148 que compte le pays accordent le droit de vote aux non-Suisses.

Professeur de science politique à l’Université de Berne, Adrian Vatter évoque un «paradoxe de la démocratie suisse». Avec une majorité de votants et votantes plutôt portées à refuser une extension du droit de vote – aux moins de 18 ans par exemple – l’élargissement de la démocratie ne progresse que difficilement. En forçant le trait, la démocratie directe freine la démocratisation de la démocratie…

Des États-Unis ambivalents

Premier modèle de démocratie des temps modernes, les États-Unis offrent une image contradictoire eux aussi. Il s’agit d’une part d’un pays d’immigration classique, qui confère la citoyenneté américaine à tous ceux et celles qui naissent sur son territoire.

Mais d’un autre côté, les gouverneurs des États républicains, en particulier les fidèles de Donald Trump, pratiquent le «voter suppression» visant à exclure des scrutins des millions de citoyens et citoyennes ou de les dissuader d’y participer par des entraves insurmontables. Le tout au moyen de la loi, en toute légalité donc.

A lui seul, lors des dernières élections présidentielles, le groupe des personnes libérées de prison comptait six millions d’individus, auxquels s’ajoutent les 2,1 millions de détenus actuels.

Le «voter suppression» passe aussi par l’augmentation des obstacles bureaucratiques à la participation aux élections, notamment dans les universités. Sans compter aussi le discrédit jeté sur le vote par correspondance, qualifié par l’ex-président Trump de «porte ouverte à la fraude électorale».

Ces pratiques ont suscité la critique au sein même du parti républicain. «Ces lois ne sont pas adoptées dans l’intérêt du peuple, mais dans celui du parti qui contrôle le processus législatif», indiquait à swissinfo.ch le stratège républicain de Virginie Dane Waters à la veille de la dernière présidentielle.

Taïwan, une fois de plus

Mais il y a aussi de bonnes nouvelles. Elles viennent de Taïwan. Là-bas, la ministre du numérique est une figure clé de l’introduction de la co-gouvernance. Soit une manière conjointe et inclusive de conduire les affaires. «Nous ne travaillons pas pour les gens, mais avec eux», déclarait la ministre fin 2021 lors d’une réunion avec des spécialistes suisses de la démocratie et du numérique.

Son bilan? «Nous avons combattu la pandémie sans confinement et l’’infodémie’ sans censure. Nous le devons uniquement à la coopération avec les gens.»

Cette approche «Co-Gov» va jusqu’à inclure les adolescents et adolescentes et même les écoliers et écolières. Ils et elles peuvent aussi mettre sur le tapis problèmes personnels ou sociaux par le biais des plateformes participatives. Et proposer des améliorations. Une fois le soutien de 5000 personnes obtenu, l’ensemble des parties prenantes, les autorités et les initiateurs et initiatrices de la proposition s’assoient à une même table et planchent sur une solution, ensemble, les yeux dans les yeux.

Cela peut faire croire à un conte de fées. Il s’agit pourtant d’une réalité mesurable. Selon le «Democracy Index» du magazine britannique The Economist, Taïwan s’est catapultée dans le top 10 en gagnant 23 places au cours des années de pandémie 2020 et 2021. A la huitième place, l’île brûle la politesse à la Suisse. Cette dernière, dont Audrey Tang admire la démocratie directe, étant passée de la 12e à la 10e place.

Traduit de l’allemand par Pierre-François Besson

(Traduction de l’allemand: Pierre-François Besson)

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