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Qui doit décider au travail, la direction ou le personnel?

Exprimer son opinion au travail pour le bien de la démocratie

Angestellte am Abstimmen
.Des syndicalistes et une centaine de travailleurs de l'usine Swissmetal de Dornach lors d’une réunion organisée par le syndicat UNIA en juillet 2011. Keystone / Steffen Schmidt

Les employés qui ont leur mot à dire sont plus susceptibles de participer au processus démocratique en dehors du travail. Mais certaines tendances dans les entreprises constituent une menace pour la démocratie, avertit un expert.

Une démocratie ne prospère pas seulement par le vote des citoyens. La Suisse et son système de miliceLien externe favorisent la participation de la population à des charges et des tâches publiques à titre extraprofessionnel et bénévole. Dans de nombreuses municipalités, les citoyens s’occupent d’une grande variété de questions comme membres de commissions – de la répartition des contributions culturelles à la planification de l’entretien des routes.

L’engagement démocratique peut prendre bien d’autres formes, comme la participation à des manifestations ou à la collecte de signatures pour des initiatives populaires. Tout cela donne vie à la démocratie.

Leçons de démocratie

Mais la démocratie, ça s’apprend. Joachim Blatter, professeur de théorie politique à l’Université de Lucerne, en explique les modalités: «Il faut apprendre à être actif, à s’impliquer. En même temps, il faut se rendre compte que le système demande de la persévérance et qu’il ne suffit pas de crier une fois». Enfin, et surtout, la démocratie ne fonctionne que lorsque les citoyens ont appris à faire des compromis et à accepter la défaite, selon le politologue. Ces qualités sont plus importantes encore dans une démocratie semi-directe comme celle que connaît la Suisse que dans les démocraties représentatives.

Les terrains d’entraînement à la démocratie sont nombreux: la famille, le cercle d’amis, l’école, les clubs, mais aussi le lieu de travail. «Je pense que la démocratie dans les entreprises est une condition préalable pour que la démocratie soit vivante au niveau de l’État», relevait la professeure de philosophie Rahel Jaeggi dans une interview accordée récemment à swissinfo.ch.

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En 1970, la politologue britannique Carole Pateman a été la première à mentionner un lien entre le droit de parole sur le lieu de travail et la participation démocratique. Lorsque les employés ont leur mot à dire au travail, cela déclenche en eux un sentiment positif, disait-elle en substance. Une motivation à participer davantage aux processus démocratiques par d’autres moyens également. D’autres chercheurs ont ensuite affirmé que ceux qui font l’expérience de la démocratie au travail acquièrent certaines compétences qui peuvent à leur tour être utilisées au niveau de l’État. Cela aussi conduit à une plus grande participation.

L’actualité de la théorie de Carole Pateman

Existe-t-il un lien empirique entre la participation sur le lieu de travail et la participation démocratique? De nombreuses études, notamment aux États-Unis, l’ont confirmé dans la majorité des cas. Par exemple, plusieurs équipes de recherche ont constaté une corrélation positive entre la représentation syndicale et la participation électorale.

Selon le politologue Joachim Blatter, les questions socio-économiques et les parties prenantes correspondantes, telles que les syndicatsLien externe, ont joué un rôle central dans la formation des partis – en particulier des partis sociaux-démocrates – et dans la participation et la mobilisation démocratiques qui y sont associées dans de nombreux pays.

En 2017, trois économistes américains et australiens ont publié une étude complète sur l’impact de la voix au travail sur la participation démocratique. Ils ont analysé les données de l’enquête sociale européenne 2010/2011 auprès de plus de 14’000 employés de 27 pays européens, dont la Suisse. Neuf indicateurs décrivent l’étendue de la participation politique – par exemple, si quelqu’un a voté lors des dernières élections nationales, a participé à une manifestation ou a signé une pétition. Quatre indicateurs définissent le degré de liberté d’action du répondant au travail – par exemple, s’il est autorisé à déterminer son lieu et ses horaires de travail.

Les chercheurs ont non seulement constaté que le fait d’avoir davantage voix au chapitre au travail augmente la probabilité qu’une personne participe davantage au processus démocratique en dehors du travail. L’analyse a également montré que cette relation se vérifie dans tous les pays analysés.

Où va-t-on?

Dans l’optique de la démocratie, Joachim Blatter observe toutefois avec inquiétude deux changements sur le marché du travail. La première concerne l’internationalisation de l’économie: dans le passé, il était possible de faire carrière tout en étant actif en politique ou dans une association, relève le politologue. Aujourd’hui, la concurrence internationale est beaucoup plus forte. «Si l’on veut avancer professionnellement aujourd’hui, il faut travailler et il ne reste presque plus de temps pour la politique.» En conséquence, les gens ont tendance à se concentrer sur eux-mêmes et peuvent perdre quelque peu de vue le bien commun, que ce soit au sein de l’entreprise ou au-delà. «Lorsque c’est la norme sur le lieu de travail, cela a des retombées sur la société et sur la démocratie.»

Le second concerne le fait de changer d’entreprise plutôt qu’exprimer son avis. «Si vous n’aimez pas quelque chose, vous avez deux options: vous essayez de le changer, en faisant valoir vos arguments; ou vous démissionnez», résume Joachim Blatter

Or le monde d’aujourd’hui – et avec lui le marché du travail – se caractérise par une incroyable fluidité: «Si quelque chose ne vous convient pas, vous cherchez simplement une autre place de travail.» Si cette tendance favorise un certain dynamisme, elle peut aussi devenir incontrôlable et mettre en danger la démocratie. «Le dynamisme aide à faire bouger les gens. La stabilité aide à trouver des compromis, ajoute le politologue. Une démocratie fonctionnelle a besoin de ces deux aspects.»

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Mais d’autres tendances voient le jour dans l’entreprise. Par exemple, dit-il, de nombreuses sociétés ont cessé de verser des primes basées uniquement sur les objectifs individuels. Les employés développent ainsi un sens plus fort de la communauté, ce qui est essentiel dans une démocratie: «Il ne suffit pas de représenter ses propres intérêts. Il faut aussi être capable de penser aux autres et donc de gagner des majorités.»

Joachim Blatter relève enfin que la hiérarchisation du monde du travail tend à diminuer. Une évolution bénéfique pour les systèmes démocratiques. «Dans le passé, il y avait trop d’employés qui ne faisaient qu’exécuter ce que leurs supérieurs leur disaient de faire». Aujourd’hui, dit-il, la plupart des gens doivent décider de manière beaucoup plus indépendante comment faire leur travail et atteindre leurs objectifs. À cet égard, le monde du travail d’aujourd’hui est plus stimulant pour les masses, estime Joachim Blatter.

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